L'EGLISE DU PEUPLE: RÔLE NATIONAL ET SOCIAL DU CLERGÉ IRLANDAIS
Cantabria Franciscana, 57-58-59. zk., 1961, 308-311. orr.
I. L'oppression politique et économique des irlandais
Sur cette Irlande qui achève de s'éveiller, sept siècles d'assauts et d'oppression pésent encore; ils ont accumulé les ruines. Race rayonnante, race assimilatrice, l'Irlandais conquérait assez vite, d'une sorte de conquête morale, l'anglais qui depuis le XII siècle s'établissait chez lui: alors l'Etat anglais conçut le projet brutal de supprimer l'Irlandais; et pour cette oeuvre de mort, tous les moyens parurent bons:
-La famine: "Les routes étaient devenues comme des charniers, où pourrissaient les cadavres, et les chantiers publics pour soulager ces dètresses ne servaient de rien" (p. 22).
-L'émigration: "émigration contrainte, telle que l'impossa Cromwell à des milliers d'Irlandais et d'Irlandaises qu'il fait vendre comme esclaves à Jamaîque et aux Barbades; émigration spontanée, telle qu'elle se dessina sous la pression de la faim, et qui, de 1846 à 1851, enleva à l'Irlande 1.240.737 de ses enfants"... (p.23)
-Suppression des moyens de vivre pour les Irlandais qui restaient enracinés en Irlande: Les industries naissantes sont étranglées au berceau ou livrées sans défense à la jalousie des rivaux angrais, jusqu'à ce qu'à la fin toutes les sources de richesses soient absolument taries".
-La terre: décadence de l'agriculture. "On appauvrissait l'Irlande, on la stérilisait, on la dépeuplait; on provoquait et l'on obtenait, à la faveur de cette tenace tactique, la décadence de la race irlandaise, décadence qui se manifeste, depuis cinquante ans, dans la faiblesse anormale du taux de natalité, et dans l'accroissement des maladies mentales" (pp. 24-25).
-La froideur de l'opinion européenne à l'endroit des Irlandais la rendait inconsciemment complice de cet inique dédain.
Conséquence
Le publiciste Burque dénonçait une telle politique, à la fin du XVII siècle, comme "un système consistant et cohérent, bien conçu et bien composé, comme une machine d'une adresse rare et achevée, supérieure, pour l'oppression et l'appauvrissement d'un peuple, pour l'avilissement de la nature humaine, à tout ce qu'à jamais pu concevoir l'imagination pervertie des hommes" (p. 26). "L'arbre n'a pas été seulement dépouillé, reprend Sir Horace Pluakete, ses recines aussi ont été détruites" (p. 27).
II. L'oppression des Catholiques en Irlande
Une racine pourtant restait extraordinairement vivace: la foi catholique de la rece irlandaise. Des prêtres continuaient à parles d'espérance à cette race opprimée qui aspirait à s'évader de ce découragement accablant, avilissant, qui enchaînait toutes ces énergies. Contre cette foi catholique, l'Angleterre des XVII et XVIII siècles fit des lois pénalis. Evêques et réguliers étaient bannis. S'ils rentraient en Irlande la mort était leur peine. Le prêtre qui voulait célébrer le culte devait se faire enregistrer et préter un serment d'abjuration.
Les clercs d'Irlande qui voulaient se faire prêtres furent accueillis en France: à Paris, Bordeaux, Toulouse, Nantes, Poitiers, Douai, Lille...
"Ces deux siècles de pénalités atroces n'empêchèrent pas que sur 100 Irlandais 74 ou 75 continuassent d'être catholiques, et bons catholiques, d'un catholicisme tenace, ardent, dédaigneux des représailles, plus préoccupé de s'épanouir que de se venger" (p.29).
III. Le début du XIX siècle: commencement de l'émancipation du peuple et formation d'un clergé nouveau
Les vingt derniers années du siècle inaugurèrent une période nouvelle. Dans le vaste réseau de peuples sujets sur lesquels la libérale Angleterre régnait despotiquement, il y eut alors des craquements, puis des déchirures; l'Amérique rompit les mailles, l'Irlande les distendit. L'Irlande, en 1782 profita de la Révolution américaine pour faire reconnaître par le Gouvernement de Londres l'indépendance de son propre parlement. Les Catholiques Irlandais reconquirent en 1778 le droit d'être proprietaires; en 1782, les libertés élémentaires qui manquaient à leur clergé et à leurs écoles; en 1792, le droit d'être avocats; en 1793, le droit d'être électeurs. En 1795 enfin, le bill relatif à la "meilleure éducation des personnes professant la religion papiste ou catholique romaine", qui fut à l'origine du célébre college de Maynooth, qui deviendra trés vite la pépinière d'oú s'échapperait un clergé nouveau issu du milieu paysan d'Irlande et préoccupé des détresses, des aspirations et des révoltes de son peuple. Peu à peu l'Irlande comprit que c'était surtout dans l'action politique des Irlandais que le catholicisme irlandais devait placer son espoir. De ce jour, l'alliance entre l'Eglise et le peuple fut scellée, quand l'épiscopat irlandais opta pour son peuple.
"L'esprit nouveau qui soufflait à Maynooth avait fini par conquerir l'épiscopat irlandais, et vingt ans après la création de ce séminaire, toute l'Eglise paraissait être d'accord pour n'accepter aucune richesse, aucune grandeur, aucun éclat, qui pût détacher d'elle les sympathies populaires ou la rendre plus distande à l'endroit de ses fidèles" (p.36).
IV. La lutte pour l'émancipation. Le Clergé et O'Connell
"Désirant l'abrogation de l'Union, disait O'Connell en 1813, je me réjouis de voir nos ennemis eus-mêmes travailler à ce grand objet. Oui, ils hêtent notre inévitable succés par l'hostilité même qu'ils déploient contre l'Irlande. Ils retardaient les libertés des catholiques, mais, ce faisant, il nous indemnisent largement, puisqu'ils hâtent la restauration de l'Irlande: en laissant subsister une cause d'agitation, ils créent un esprit public, ils lui donnent un corps, une forme, un but" (p.37)
Ce langage était celui d'un prophète qui devait lui-même commander aux faits; ses paroles étaient un prélude d'action.
Un prêtre de 30 ans, Jean Mac Hale, prépara les voies à l'action d'O'Connell. Il était professeur de théologie dogmatique au collège de Maynooth. De 1820 à 1823, dans des factums succesifs dont le retentissement fut inmmense, il interpella sans relache l'Irlande malheureuse. C'est en cet homme, en ce prêtre qui devait devenir évêque auxiliaire de Killala, que la jeune génération des prêtres mit une confiance indestructible. Sans peur, il affirma publiquement le droit des catholiques d'Irlande à toutes les prérogatives d'"hommes libres". Il proclamait, d'une même haleine, l'absolutisme de la vérité religieuse et le relativisme des institutions humaines.
"L'année 1823 vit s'ouvrir la lutte: O'Connell fondait l'Association Catholique pour obtenir en faveur de ses coreligionnaires les droits qui leur manquait encore; plusieurs évêques s'y inscrivaient aussitot... Le groupement politique s'adjoignait en 1824 une immense organisation financière, appelée la Rente Catholique: les souscriptions mensuelles d'un penny par mois devaient couvrir les frais de la propagande d'O'connell. D'un bout à l'autre de l'Irlande, chaque catholique donna son penny; le curé, dans chaque paroisse, se chargeait de recueillir les oboles, il se faisait collecteur de l'impôt volontaire en faveur du mouvement national, impôt d'autant plus héroïque que regulier, que prélevait mensuellement sur leur pauvreté l'innombrable foule des pauvres. Dans la campagne qu'entreprenait O'Connell, la masse des prêtres catholiques jouaient le rôle de trésoriers et de fourriers; l'Eglise se faissait quêteuse non pour elle, mais pour le peuple; et c'était dans le peuple même qu'elle promenait son aumônière; elle habituait les irlandais à comprendre les sacrifices qu'exige une noble cause, et à les accomplir; grande maitresse dans l'art de faire donner, elle demandait à l'Irlande de donner pour l'Irlande; et tout ce qu'il y a de vertus efficaces dans ses prédications de charité se consacrait à ressusciter une nation" (p.39).
Les élections de 1826 au Parlement furent un triomphe du peuple et de leurs prêtres; elles signifiaient nettement au gouvernement de Londres d'avoir à émanciper les catholiques. O'Connell fut l'élu de l'Irlande, par 2.054 voix contre 1.075. "Après avoir inutilement cogné contre les portes closes du Parlement de Londres, le peuple irlandais faisait effraction. Un an plus tard, l'émancipation des catholiques devenait légale..." (p.43).
Mais la lutte devait être poursuivie... au risque sinon de devenir victimes de la politique anglaise; car les victoires politiques de 1829 n'étaient pas de nature à satisfaire le peuple irlandais. C'est dans la personnalité de Mac Hale que continuaient de s'incarner, durant la période qui suivit l'émancipation, l'esprit national des prêtres irlandais et leur souci du relèvement populaire. Il continuait d'intervenir pour redire que la question irlandaise, en tant qu'elle était une question sociale, gardait toute son âpreté, et que ce n'était pas en l'oubliant qu'on la résoudrait. Il mettait au service des revendications sociales son éloquence vibrante plaidant la cause des petites gens, des ouvriers et des paysans. De plus, il s'acharnait à retrouver, pour les faire revivre et resplendir en face de l'occupant saxon, les originalités indigènes de la vieille Erin. D'aucuns en Anglaterre persistaient à ne voir dans la langue gaélique qu'un patois. L'ancienne langue, tout impregnée de mysticisme et de spiritualité, toute faite pour prier bien, rentra, grâce à l'éveque Mac Hale, dans l'usage religieux et dans le royaume des lettres.
Occupant depuis 1834 le siège archiépiscopal de Tuam, Mac Hale était une puissance en irlande: il tenait les énergies en haleine. A côté de lui, Cantwel, évêque de Meath et ancien élève de Maynooth, soutenait l'action politique d'O'Connell: "Nous abhorrons, proclamait-il, l'idée même du démembrement de l'empire britannique, mais nous voulons effacer le stigmate dégradant de notre infériorité, et, par le self-governement, relever l'Irlande au rang d'une nation digne et prospère" (p.52).
V. Attitude nouvelle du clergé irlandais
Beaucoup moins axés sur la question politique que la génération précédente, les jeunes prêtres des dernières décades du XIX siècle, ne veulent pas se laisser hypnotiser par la question de l'autonomie. "On peut dire qu'en ce moment le nouveau clargé d'Irlande prépare le home rule moral, qu'il est surtout soucieux d'éléver les Irlandais, de leur faire épeler leur vieille langue, de les instruire historiquement, de les éduquer techniquement, de les former au travail, à la prévoyance, à l'association" (p.62).
Le jeune clergé s'adonne à un travail constructif, à un âpre labeur de résurrection, où il s'agit de donner aux Irlandais certaines habitudes nouvelles, de les amener à comprendre qu'ils peuvent être désormais, en quelque mesure, les artisans de la prospérité nationale. C'est ce qui amena l'ouverture d'établissements primaires et secondaires, d‘écoles techniques et aussi à entreprendre les pourparlers entre l'épiscopat irlandais et l'Etat anglais pour la création d'une université catholique.
Ainsi le jeune clargé irlandais essaie de restaurer, dans l'âme des irlandais, le sentiment de leur dignité d'hommes; non seulement, par une sérieuse instruction technique, ils les rendent aptes à un rôle utile et familier à une fraie méthode de travail; mais encore, par des syndicats agricoles, par des caisses Raiffeisen, ils leur inculquent l'habitude du self helf social.
L'Eglise d'Irlande se lança dans de domaine social sous l'impulsion de certains Jésuites, dont le Père Finlay, et de certains jeunes prêtres héritiers et continuateurs de ce vieux clergé qui, au nom du ciel, aidait les Irlandais et leur enseignait à s'aider eux-mêmes. "Nombreux sont maintenant les prêtres irlandais qui, cédant aux inspirations du P. Finlay, se comportent socialement comme les serviteurs de ce peuple dont, politiquement, leurs aînés étaient les maîtres. A Ballina, c'est un vicaire de campagne, l'Abbé Quinn, qui fonde une fabrique coopérative de chaussures; à Castlebar, c'est le curé Lyors qui organise une société de force électrique; à Fosford, ce sont les Soeurs de la miséricorde qui établissent une manufacture de tissus et réalisent des prodiges en relevant la condition des paysans à cinq lieues à la ronde. Que l'on continue dans cette voie durant dix ans, disait un jour la P. Finlay, et l'émigration cessera d'atteindre ces chiffres anormaux qu'explique l'excés des misères" (p.67).
Renaissance de la langue gaélique
"Ainsi rattaché par des racines nouvelles à sa terre d'Irlande, l'Irlandais de demain complétera peut-être cette reconquête de son propre pays en faisant regner derechef la vieille langue gaélique" (p.67).
D'autres prêtres reprirent d'effort entrepris par Mac Hale.
"La société pour la propagation du gaélique, fondée en 1879 par l'abbé Nolan, propage des rudiments de cette langue et donne de récompenses aux petits certisants; L'Union gaélique, que le même abbé Nolan établit en 1879, publie le Journal gaélique. Le Séminaire de Maynooth est devenu l'un des centres du mouvement: l'abbé O'Growney, l'un des principaux promoteurs de la renaissance gaélique, et son successeur, l'abbé O'Hickey, apprennent aux jeunes cleucs à reparler la même langue que parlaient, entre le IV et le VII siècles, les 750 saints alors donnés par l'Irlande à la chrétienté.
"L'élan des imaginations assouplit les pèvres rebelles; on donne, à Maynooth, des prprésentations en irlandais, et les séminaristes publient un annuaire irlandais. Les évêques font comme les diacres; à leur tour, ils impriment en irlandais leurs lettres pastorales. Les curés qui ont un instituteur à nommer exigent aujourd'hui, dans certains comtés, que le postulant connaisse l'antique idiome, et qu'il le parle; et c'est un prêtre, l'abbé Dieneen, qui a réimprimé recemment les oeuvres poétiques dans les quelles O'Rahilly, Mac Donnell et O'Sullivan chantèrent en irlandais, au XVIII s., les malheurs de l'Irlande..."
"L'arrêt de mort que semblait prononcer le peuple irlandais contre sa propre langue est désormais cassé; et ce fut un beau geste sacerdotal que celui des prêtres qui, fouillant le souvenir des hommes comme on explore un reliquaire, en firent jaillir, toute vibrante et toute chantante encore, la langue des aïeux" (pages 68-69).
Conclusion
"Ecoles et collèges, syndicats et caisses rurales, coopératives et sociétés gaéliques se disséminent et s'essaiment: il y a là comme des points d'attache de cette "vie nationale nouvelle" qui, dans l'Irlande das quinze dernières années, tend à s'organiser à côté de la politique et en dehors de la politique". Le nouveau clergé d'Irlande s'est associé à cette sorte d'ascension de la vie nationale: sur tous les terrains, il a su se rendre utile. Lorsque, en 1898, une loi bienfaisante investit la démocratie irlandaise d'une quasi souveraineté dans les affaires locales, ce clergé nouveau était là tout proche d'elle pour la guider et l'assister dans l'exercice de ses premières responsabilités civiques, et pour que, dans ces conseils locaux, qui sont pour elle comme l'école primaire de la liberté, elle se révelât digne de cette liberté même. C'est par les assises que ce jeune clergé a repris en main la tâche de l'éducation nationale... Une troisième période commence de se dessiner, durant laquelle le clergé d'Irlande prend place dans tous les domaines de la vie irlandaise, plus soucieux de créer à nouveau une civilisation irlandaise que de préparer une revanche... L'action appartient aux hommes et la vengeance à Dieu" (p.69-70).
(Dans: Georges Goyau, "Autour du Catholicisme social", t. IV, Paris 1909. Chapitre intitulé: "Le clergé irlandais. Son rôle national et social").
A.Erdozaincy-Etchart, O.F.M.